mardi 27 avril 2010, par
Le festin nu
Il y a un bon moment de cela, Rufus Wainwright venait se produire en solo dans nos salles de concert. S’appuyant essentiellement sur son piano, sa voix nasillarde et une coolitude à toute épreuve, il promettait chaque fois que dès qu’il en aurait les moyens, il reviendrait avec son band. Et c’est arrivé : sa carrière a décollé au-delà des espérances – la faute à des reprises ahurissantes sur des bandes originales à succès – Rufus a pu payer l’avion à ses musiciens, et les venues intimistes se sont transformées en grands-messes métrosexuelles. Tantôt crucifié sur scène, tantôt déguisé en Judy Garland, se livrant à des chorégraphies désopilantes ou jouant ses rappels en peignoir, le plus extraverti des Wainwright était passé du statut de troubadour à celui de showman camp, l’équivalent de Patrick Wolf dans un cabaret.
Le voir revenir aujourd’hui avec un album intégralement articulé autour du piano-voix ravira éventuellement les fans les plus assidus. Mais c’est une chose de voir un chanteur dépouiller des ritournelles magnifiquement arrangées, et c’en est une autre de rencontrer de nouvelles compositions dans le plus simple appareil. D’autant que le son possède ici une chaleur très live et, à l’image de la jolie pochette, s’apparente à un gros plan sur une peau qui donne à voir ses moindres imperfections. Outre le plaisir d’entendre Rufus Wainwright reprendre sa respiration de cette inimitable façon, il faut évidemment se dire que sur platine, une expérience de ce type prescrit le songwriting le plus pointu. Le Canadien a les épaules : a-t-il, cette fois encore, les chansons ?
La réponse n’est pas évidente. Les morceaux les plus marquants sont d’abord, c’est légitime, les moins plombés. Give Me What I Want and Give It to Me Now rappelle le premier album de Wainwright et ses vignettes de la "Belle Époque". Le fait d’imaginer les arrangements luxuriants qu’il aurait pu y apposer rend donc l’écoute un rien frustrante, alors que The Dream laisse au contraire l’impression que le moindre ajout supplémentaire eût été superflu. Who Are You New York ? est un autre morceau éclatant malgré sa profonde désolation. Ici, il est manifeste que le barde n’a non seulement rien perdu de son talent, mais que ses compositions ont en outre gagné en densité.
Musicalement, les mélodies sont parfois d’une impressionnante complexité (True Loves), et l’on y reconnaît clairement un héritage classique. Pas étonnant, puisque entre ses deux derniers albums studio Rufus a, entre autres projets... écrit un opéra ! En revanche, on notera l’extrême simplicité des textes. C’est comme si le chanteur voulait toucher à quelque chose de primitif, à la sincérité de l’enfant qui appelle sa sœur (Martha, à qui est dédié l’album) ou retrouve un personnage de son passé (Zebulon). On est forcé d’y voir un lien avec la thématique de ces morceaux, qui font écho au drame vécu par la famille Wainwright : en janvier dernier, la mère du chanteur est décédée d’un cancer. À l’intérieur du livret, Rufus pose enlaidi, comme débilité par la maladie. Quant au CD, il est tout noir. On ne peut parler d’un disque de deuil, car l’album était vraisemblablement terminé avant la fatale issue ; cependant, plus d’un titre en annonce l’imminence.
L’idée du disque était pourtant différente. "Songs for Lulu", en son milieu, met en musique trois sonnets de William Shakespeare : le goût des concepts casse-gueule n’a décidément pas déserté le Canadien. Ayant le privilège de dispenser l’un ou l’autre enseignement sur le dramaturge de Stratford, je suis en mesure de vous éclairer sur les sonnets en question. Écrits dans une période de crise où, délaissant le théâtre, Shakespeare n’a pas encore signé ses grands chefs-d’œuvre, ces poèmes ont longtemps choqué dans la mesure où ils sont, pour la plupart, destinés à un homme à qui le poète déclare sa flamme. L’intérêt de Rufus Wainwright pour ces textes en est d’autant moins mystérieux. Cela étant, leur transposition en chansons, de par la structure même du sonnet, est parfois déconcertante : décalées voire atonales, ces interprétations flirtent avec l’expérimental unplugged. Paradoxalement, si mon admiration pour le bonhomme s’en trouve renforcée, le plaisir éprouvé se verrait plutôt en recul.
Troquant un moment Shakespeare pour Molière, Rufus Wainwright retrouve tout de même la grâce de ses plus grands moments avec Les Feux d’Artifice T’Appellent, six minutes d’une beauté à peine concevable. Comme sur la majeure partie de "Songs for Lulu", le ton est affecté, voire douloureux ; inutile de préciser encore que cet album ne vous fera pas voir la vie en rose. Mais si on peut certainement le considérer comme le plus intense de sa carrière, la gravité n’est pas toujours le gage de sa réussite. Entendons-nous bien, l’entreprise est admirablement courageuse et ce sixième effort studio mérite amplement sa place à côté de ses grands frères, surclassant même le précédent "Release the Stars". Toutefois, le disque est à ce point personnel et impudique que le charme n’opère pas totalement, réfrénant nos instincts voyeuristes et nous donnant presque envie de dire à Wainwright et à (certaines de) ses chansons... d’aller se rhabiller.
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