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Bertrand Louis - Le Centre Commercial (ou l’Histoire d’un Meurtrier)

lundi 14 juin 2010, par Laurent

La logique du crime


Le concept de concept-album est régulièrement galvaudé, arraché à ses racines ancestrales (les Beatles circa 1967) pour qualifier le premier disque de rupture venu. S’il est bien une culture qui a cependant réussi à embrasser ce format tenant autant du processus créatif que du mode d’emballage, c’est la chanson française : en deux albums, un Florent Marchet a redéfini le genre avec plus de classe que de tant de discographies si vaines. De par son ancrage littéraire patenté, le chanson d’oïl ouvre, il est vrai, des portes plus accueillantes aux morceaux narratifs dont certains (Alexis HK, Papillon Paravel,...) se sont faits les hérauts. Faites-en les chapitres d’un même récit et vous le tenez, votre concept-album.

C’est ce que Bertrand Louis – un de ces noms qui ne s’inventent pas – a fait sur ce disque, sans grande prise de risque puisqu’il y reprend l’histoire archi éculée du type qui pète les plombs (Gainsbourg, quelqu’un ?). « Et c’est là, je ne sais pas ce qui m’a pris / Dans le centre commercial / Ou enfin, plutôt si / J’ai sorti un fusil / Dans le centre commercial / C’était comme au ralenti » Cependant, les motifs les plus récurrents de la trame convoquent moins le crime en tant que tel que les éléments qui, en amont, ont chamboulé l’esprit du meurtrier : l’horreur en prime time (20 Heures), la solitude (Les Yeux Secs), la soif de reconnaissance (On N’est Pas à l’Abri d’un Succès).

« Allez, tous sur le booster / Chacun l’aura son quart d’heure / C’est la loi de l’attraction / Faut l’attraper le pompon / Et la vue vaut bien le coup / Du haut de la grande roue » C’est que “Le Centre Commercial”, au-delà d’aspirations narratives en fin de compte peu exploitées, se présente surtout comme une virulente critique de la société contemporaine, dite de consommation (« Il n’y a pas d’amour / Il n’y a que des preuve d’amour / Alors allonge pour que je m’allonge / Si t’as la voiture tu l’auras la femme / Je ne suis pas jolie / Je suis pire ») ou du spectacle (« Donnez-m’en du divertissement / Je m’ennuie tellement / Et l’horreur c’est comme le porno / Alors donnez m’en des tas de ground zero / Le monde est grand, rien n’est impossible / Et moi j’en ai du temps de cerveau disponible »).

Une société qui simule le rapprochement pour mieux isoler ses particules – les hommes – crevant à petit feu de ne pas mériter l’amour (« Vas-y éclate / Toi et moi la gueule / Je tends la batte pour me faire battre / J’ai toujours été seul »). Posée sous cet angle, la question de la folie se verrait presque légitimée, comme si elle était la seule issue logique au torrent de frustration qui ravage l’anti-héros du disque et finit par nous contaminer par la force d’une maestria musicale propice à l’empathie.

Ça commence par une carioca pour ruelles sombres, du blues blanc de bastringue crasseux façon Tom Waits, mais on passe vite à un pop-rock plus convenu – le requin de studio Geoffrey Burton gratte régulièrement la six-cordes – avec clin d’œil à Britney Spears mais surtout, un supplément d’obscurité qui épouse parfaitement la noirceur cynique des textes (« Dis-moi pourquoi tu pleures / Pauvre petite fille riche / Attachée au radiateur »), surtout quand ils sont signés Michel Houellebecq (Hypermarché Novembre). La voix fustige plus qu’elle ne chante ; on pense souvent au sous-estimé Babx – celui-là même qui tire la tête derrière son piano aux concerts de Camelia Jordana – et encore plus à cet autre champion des albums en forme d’exercices de style, le trop rare Frandol.

Disque sur un tueur ou tuerie pure et simple ? À force d’écoutes de moins en moins espacées et de plus en plus indispensables, “Le Centre Commercial” s’affirme comme une toute bonne surprise et une merveille de précision à laquelle il devient difficile de trouver des défauts : court, racé, cohérent sans être linéaire, il remise en fait assez rapidement le concept au second plan pour donner à chaque morceau la possibilité de s’épanouir pour lui-même. Le fait que ce monsieur a commencé sa carrière musicale à trente ans en dit assez sur ses références (Gainsbourg, quelqu’un ?). Dire qu’il en est déjà à son quatrième album et qu’une chanson s’intitule Le Degré Zéro de Mon Écriture. Oufti, ça promet pour la suite.


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