Accueil > Critiques > 2010

Sufjan Stevens - All Delighted People

mardi 24 août 2010, par Laurent

Clef de voûte


J’ai vu deux fois la comète de Halley. La première fois, j’étais un enfant et je découvrais avec émerveillement les potentialités angoissantes de l’infinitude. Déjà, la question me hantait de savoir si je pourrais durer 76 années de plus et vivre un second passage terrien de l’astre chevelu avant de m’en aller le rejoindre dans l’éternité stellaire. La comète vient de s’inviter à nouveau dans notre orbite et ma peau ressemble aujourd’hui à un parchemin trop sec. Peu m’importe. J’ai vécu assez longtemps, et je le sais pour cette raison évidente : non parce que j’ai été deux fois témoin d’un astro-phénomène rare, mais parce que j’ai pu voir, enfin, Sufjan Stevens publier le dernier volet de sa comédie américaine.

Ce cycle entamé il y a plus d’un demi-siècle sur un postulat fou – publier un disque par étoile du star-spangled banner – il l’a achevé en restant l’artisan audacieux capable de mettre en musique les versants les moins glorieux de son patrimoine. Cela ne l’a pas empêché de signer d’autres projets notables, comme son pamphlet sur la sixième guerre du Golfe ou lorsque, début des années 10, il s’offrait une luxueuse transition avec un soi-disant EP... de soixante minutes. “All Delighted People”. Ha ! que ce disque n’a cessé de me ravir en effet ! Maintenant que j’y repense, c’est là que s’est opérée sa mutation du statut de génie baroque à celui de chantre néo-classique.

Après sa symphonie sur le ring de Brooklyn, Stevens était entré en réaction contre ses propres excès, un pompiérisme très début de siècle dont il refusait d’être à la fois le bagnard et le geôlier. Inspiré des anciens, il voulait créer un nouvel Art poétique, instaurant une unité de temps inédite, élastifiée, afin d’exprimer le panel des émotions les plus simples au sein d’un seul et même morceau. Tel semblait alors être le format le plus conforme à son inspiration sans bornes : des chansons en arabesques s’étirant sur 11 minutes (All Delighted People), voire 17 (Djohariah), mais possédant chacune un noyau dur qui ravivait l’art mineur dans toute sa noblesse.

Entre ces deux pôles distendus de son œuvre-rouage, le barde avait cherché à redéfinir les contours égarés de la musique pour adultes (Classic Rock Version) et disséminait les motifs étrangers à ses aspirations géoculturelles : spiritisme intime refusant d’admettre sa propre désespérance (Enchanting Ghost), vœux de rédemption d’une seconde vie comme seconde chance (Heirloom), tourments des anges condamnés au silence (From the Mouth of Gabriel). Oui, “All Delighted People” est, d’abord, un disque sur la mort ; mais la mort traitée dans toute sa puissance d’évocation symboliste, de manière presque nervalienne, à mi-chemin entre mythologie judéo-chrétienne et métempsychose ésotérique. La mort fardée de cet espoir touchant en un lendemain meilleur, peu encline à regarder en arrière.

« I’m tired of life » répétait Sufjan sur Arnika ; pourtant la vie l’a suffisamment passionné pour le voir édifier une des plus fascinantes cathédrales du 21e siècle. Mourir sans avoir vu s’achever sa construction m’eût été infiniment plus douloureux que le regret de n’avoir pu contempler qu’une comète. De cette cathédrale, j’emporte à jamais le souvenir ému de chaque pierre ajoutée à la précédente, et d’abord celui de cette clef de voûte conçue à l’époque comme une parenthèse, mais à laquelle son œuvre n’a par la suite cessé de se comparer. Je pars apaisé parce que Sufjan Stevens m’a dit que quelqu’un m’attendrait. Et je l’ai cru.

« You said you’d wait for me down by Tannery Creek, far out by the roadside where we used to kiss behind the sheets, wrapped in a blanket of red. The owl and the tanager said : one waits until the hour is death. »


P.-S.

Le disque, qui ne sortira physiquement que dans quelques mois, est disponible en digital sur le Bandcamp de Sufjan Stevens.

Répondre à cet article

7 Messages

  • Sufjan Stevens - All Delighted People 25 août 2010 08:49, par Marc

    C’est un passage presque obligé mais c’est chaqur fois vrai : quel article !

    De l’album, je n’ose pas encore parler après deux petites écoutes. Mais il y a vraiment des choses splendides sur cet album (l’appeler EP relève de la coquetterie), qu’il a fait pour rappeler que la musique ouvragée, il en est le dépositaire. Tu as raison, c’est sans doute avec cet EP-ci qu’il s’affranchit de la pop. Avec ses bons côtés (des morceaux vraiment enchanteurs) et moins bons (des digressions loin d’être uniformément passionnantes).

    Pour ce qui est de l’achèvement de son grand oeuvre (il a depuis dit que c’est une boutade), je crains qu’il faille attendre plusieurs passages de comète. Mais ce n’est pas grave, on peut maintenant prendre son temps pour découvrir tous les recoins de cet All delighted People. 2010, année des retours...

    repondre message

  • Sufjan Stevens - All Delighted People 25 août 2010 10:56, par Benjamin F

    Même compliment que Marc évidemment pour ce qui est du texte. Concernant l’album, je serai à ce stade plus modéré. Je vais le laisser reposer pour l’instant, il me faut peut-être plus de temps.

    repondre message

  • Sufjan Stevens - All Delighted People 25 août 2010 12:09, par Laurent

    Merci dites. Je sais qu’il a clamé ne plus avoir l’intention d’achever son chantier étasunien, mais d’ici 2061, tous les fantasmes sont permis et seuls les imbéciles auront changé d’avis. Je comprends sa "coquetterie", vu qu’il n’y a que sept titres et demi sur le disque et qu’on est loin de sa moyenne par album mais évidemment, ça ressemble à un EP pour rire. Avec, pour ce qui me concerne, au moins trois chefs-d’oeuvre (et demi), qui occupent les 3/4 de l’espace et m’ont fait oublier toutes le faiblesses.

    Pour moi, Sufjan Stevens c’est un peu comme Arcade Fire : on est tellement blasé de son génie, on s’est tellement extasié sur ses débuts, qu’on en viendrait à oublier qu’il continue à surnager trois coudées au dessus du reste.

    repondre message

    • Sufjan Stevens - All Delighted People 25 août 2010 15:44, par mmarsupilami

      Parait qu’Adamo lancerait le même projet en Belgique...

      Un album par région...

      On négocie pour savoir s’il y en aurait un sur Bruxelles.

      Pas certain !

      repondre message

    • Sufjan Stevens - All Delighted People 25 août 2010 17:38, par Marc

      Je suis d’accord sur le fait que comme Arcade Fire, on ne peut plus les juger qu’à leur seule aune, et que ceux qui s’essaient à se mettre dans leur pas n’arrivent à leur niveau que le temps d’un morceau ou l’autre. Mais pour moi, l’adhésion avait été immédiate avec les Canadiens, était plus lente ici, et beaucoup de ce qu’il a fait m’a semblé crevant. C’est aussi pour ça que cet EP fait du bien, pour montrer qu’il est encore capable d’atteindre son meilleur niveau, auquel cas il est tout simplement intouchable (ce qui ne veut pas dire toujours agréable à écouter).

      repondre message

  • HEALTH - RAT WARS

    Même après des années passées à autre chose (des musiques de film, des versions disco), la puissance de feu d’HEALTH a laissé une trace manifeste. Mais il a fallu un rabatteur de qualité pour qu’on ne passe pas à côté de cet album. Le souvenir bien qu’ancien était toujours cuisant et on retrouve le trio avec un plaisir certain.
    Ils ont collaboré avec Nine Inch Nails ou Xiu Xiu et ces cousinages semblent (...)

  • Beirut – Hadsel

    Bien honnêtement, quand on a découvert Beirut en 2006, on ne se doutait pas qu’on allait suivre le jeune Zach Condon pendant plus de 17 ans. Cette musique fortement influencée par les fanfares balkaniques a suscité d’emblée l’intérêt mais le procédé semblait trop étriqué pour s’inscrire dans la longueur. On avait tort, forcément, et ceci en est un nouveau rappel.
    En première écoute, ce Hadsel est plutôt en (...)

  • Animal Collective – Isn’t It Now ?

    A une époque où la modernité n’est plus une vertu cardinale, il peut être étonnant de retrouver cette conjonction de talents (Avey Tare, Panda Bear, Deakin et Geologist) aussi en forme après près d’un quart de siècle d’existence. Avec Time Skiffs, on pouvait clairement parler d’une nouvelle période pour le groupe, un revirement vers plus de musique ‘figurative’ par opposition aux brillants collages (...)

  • Caleb Nichols - Let’s Look Back

    L’artiste qui aura fait le plus parler de lui en 16 mois est un prix qui ne rapporte rien sinon des critiques multiples et sans doute un peu de confusion de la part d’un lectorat débordé. Bref, après avoir pris congé de Soft People, l’actif Caleb nous a donné un album un opéra rock Beatles queer puis deux EP qui mélangeaient chansons et poèmes autour du personnage semi-autobiographique de Chantal. Sa (...)