lundi 6 décembre 2010, par
La douleur n’est qu’une information
On l’a connue rêche, intraitable, héritière d’une PJ Harvey qui ne lui léguait qu’âpreté et sécheresse, cousine de violence de toutes les Scout Niblett de la terre. On l’a vue en connivence avec Yann Tiersen, troquant ses médiators ensanglantés contre le souffle d’un accordéon – rance, l’accordéon. On l’a aimée bulle d’air, prodige de la voltige sur des disques en apesanteur, décidés à laisser entrer la lumière dans ses soirs ombrageux. Aujourd’hui Shannon Wright sort un de ces albums comme on en raffole, comme on s’en affole ; ni vrai retour aux sources, ni dénégation d’un proche passé déroutant, c’est une œuvre qui synthétise la complexité d’une carrière et sait faire honneur à sa richesse.
Tout commence par la chevauchée bancale d’un Palomino fantomatique, clopin-clopant comme une Lisa Germano putride ouvrant la route des enfers. On sent, on sait : c’est l’au revoir flegmatique mais tétanisé à la lumière, l’entrée inquiète au cœur des flammes. Entre un piano pesant et une giclée de guitares contondantes, on est aveuglé par ces Violent Colors. Alors on se repère à la voix de Shannon, presque rassurante au milieu des odeurs de charogne, mais bientôt les émanations sulfureuses forment un épais nuage de peur qui l’éloignent de nous, la rendent presque imperceptible quand la rage sourde de Fractured nous lacère.
Plus de lumière, mais la pénombre : Dim Reader, première bénédiction dans cet itinéraire de maudit, rend enfin l’air respirable. Mais l’espérance, cet ultime cadeau empoisonné offert malgré elle par Pandore, est la plus vicieuse des tortures. On se méfie encore, même en reprenant son souffle On the Riverside, constatant que la désolation des paysages est loin de les priver de beauté. Reprendre sa course folle. Il le faut, parce que tant de profondeur nous captive, nous attire plus loin encore. Comme si l’on se frayait un chemin dans une jungle de plantes brûlantes, on traverse le territoire terrible de Commoners Saint. Tête baissée et à toute berzingue. La douleur n’est qu’une information : avancer, avancer encore.
Et si Shannon Wright avait un masterplan ? Si toute cette furie n’était qu’un défi lancé à notre amour ? Arrivé à mi-parcours on découvre, éberlué, un havre engoncé au centre de la terre, un Eden peuplé de zombies évadés cherchant à échapper à leurs supplices, un lieu secret où coule une rivière de sang miséricordieux. Merciful Secret Blood of a Noble Man, apaisé comme un blues lugubre d’Eleni Mandell, n’est que le premier tableau de cette intimité retrouvée, le plan d’ensemble. La suite creusera encore le sillon d’une tranquillité gracile, d’un sommeil tourmenté par des visions d’horreur et qui, pourtant, renonce à se faire agité ; comme quand les derniers instants d’In the Needle rappellent à notre souvenir l’Electro-Shock Blues de Eels. C’est un peu le repos du guerrier qui, Under the Luminaries ou à la clarté d’un Satellites, soigne ses plaies en revivant les images traumatisantes de son récent séjour au feu.
Ce passage de la férocité à la quiétude, de la fougue à la délicatesse, constitue la plus brillante des mises en abyme. C’est tout son parcours musical que Shannon Wright résume dans cette demi-heure de beauté brute, neuvième vie d’une chatte griffue qui garde le souvenir tenace des errances passées. Si chacune de ses incarnations nous l’a rendue plus belle, c’est parce que des liens têtus se sont peu à peu tissés entre nous, qu’à chaque fois il nous a semblé la reconnaître de façon plus familière, plus familiale. Comme un lien de parenté caché, un sang que nous partagerions en secret.
Le substrat musical sur lequel a poussé ce cinquième album de They Call Me Rico, projet de Frédéric Pellerin du groupe Madcaps, c’est l’americana et le blues. Et on le sent, souvent. Certains morceaux en sont encore baignés (This Old Dog, Don’t Let You Go Down). Wheel of Love est plus proche de ce canon rock et dans l’ensemble, c’est un fort plaisant rappel de la base de tout ceci.
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