Accueil > Critiques > 2010

Laura Marling - I Speak Because I Can

samedi 3 avril 2010, par Laurent

La conquête de l’Ouest


Laura Marling es née en 1990 et ça ne rajeunit personne. Le fait que son précédent album, "Alas I Cannot Swim", était déjà d’une renversante maturité, renforce en outre l’évidence de son talent. En 1’17’’ chrono, un morceau en résumait à lui seul l’étendue : Crawled Out of the Sea, comme un refrain qui ne s’embarrasserait pas de couplets, faisait marcher une fanfare amère au gré des états d’âme de Laura, et c’était beau. Deux ans plus tard, ça fait beaucoup à cet âge-là ; et l’eau a effectivement coulé sous les ponts. Aussi, qu’on me pardonne de sortir pour une fois le carnet mondain, mais ceci explique peut-être cela.

Entre ces deux jalons discographiques, Laura Marling est aussi passée d’un amant à l’autre. Sa rupture avec Charlie Fink a tant chamboulé ce dernier qu’elle lui a inspiré "The First Days of Spring", le second LP de Noah & the Whale. Cependant, la jeune fille se réfugiait alors au creux des épaules de Marcus Mumford, leader des sympathiques Mumford & Sons – qui sont un peu l’équivalent d’Arcade Fire dans un saloon. Bref, tandis qu’elle quittait les bras du chantre d’un folk-rock champêtre à l’anglaise pour leur en préférer d’autres, tournés vers l’Ouest des grandes plaines, Laura Marling faisait subir le même sort à sa musique. Rêvant d’Amérique et foncièrement imprégné de la soif d’horizons qui irrigue ses modèles, ce deuxième album porte les stigmates d’un allaitement intensif au country-folk des Rocheuses, et l’on ne peut s’empêcher d’y deviner l’influence des nouvelles fréquentations de son auteure.

Est-ce d’ailleurs une coïncidence si l’une des chansons s’intitule Goodbye England ? Au lieu d’y voir un thème fortuit, il serait facile d’y lire un manifeste, tant c’est ici flagrant de bout en bout. D’autant plus que Mumford joue et vocalise sur la plupart des morceaux, leur apposant par moments une patte pas forcément envahissante mais qui, à l’évidence, rend l’ensemble moins personnel. Sans s’arrêter nécessairement à l’utilisation fréquente du banjo, on percevra particulièrement cette présence lors des montées en intensité attisant Darkness Descends ou Devil’s Spoke, deux titres qui disent bien la fièvre maligne qui peut s’emparer des écorchés vifs.

Le tempo, cependant, est régulièrement ralenti. Jouées au plus près de l’os, Made By Maid ou What He Wrote s’offrent pour ce qu’elles sont. La plume de Laura Marling se sort plutôt honorablement de l’exercice, et il s’avère difficile d’imaginer que cette voix de cow-girl usée, entre Emmylou Harris et Keren Ann, appartient à un bout de femme de vingt ans. On s’inquiète tout de même que Rambling Man ne reçoive le même traitement – la mise à nu – mais quelques hausses de ton bienvenues la sauve heureusement de l’ennui. Cela dit, sur Blackberry Stone, c’est un violon cendreux qui s’acquitte de la tâche et le résultat fait davantage d’effet.

Il faut bien l’admettre, Laura Marling a pour ainsi dire perdu une part d’innocence en répondant aux sirènes de la country en santiags. On la préférait sous un parapluie qu’un stetson vissé sur la tête. Elle signe pourtant quelques pépites qui donneraient presque envie de devenir chercheur d’or. Hope in the Air métisse si habilement l’univers poussiéreux des pionniers et ce folklore britannique éploré qui fait chialer les marins dans leur bière, que l’on se dit que Marling n’a sa place sur aucun continent. Alpha Shallows soustrait même ces considérations à l’ici-bas, en emmenant l’auditeur bien au-delà des nuages.

Alors, eu égard à ses nombreux mérites, "I Speak Because I Can" reçoit décidément une note bien sévère. Syndrome du difficile deuxième album, d’un virage amorcé avec beaucoup de savoir-faire mais qui déçoit quelque peu l’espoir absurde et injuste d’une suite moins maîtrisée. Faisant les frais de son insolente précocité, la chanteuse séduit toujours, mais comme on peut susciter une admiration teintée d’effroi et non plus pour ses charmes, éteints, de délicieuse enfant. Laura Marling est née en 1990 et c’est déjà une femme. Ça ne rajeunit vraiment personne.


Répondre à cet article

6 Messages

  • Laura Marling - I Speak Because I Can 3 avril 2010 20:16, par Benjamin F

    Une chronique brillante (comme d’hab). Je n’étais pas au courant de la relation avec Charlie Fink et c’est dingue comment cette donnée "people" impacte à juste titre sur la compréhension du disque. Non vraiment c’est très bien écrit et très justement analysé...

    repondre message

    • Laura Marling - I Speak Because I Can 3 avril 2010 21:41, par Laurent

      Merci dis ! Je crois que j’ai raté ma conversion en psychothérapeute de comptoir pour couples en panne d’épanouissement. J’ouvre officiellement le dossier des (innombrables) albums influencés par une donnée sentimentale forte. Tout le monde est le bienvenu pour y verser sa pièce. "Rumours" de Fleetwood Mac ne compte pas.

      Après, on en fera une compile... ;)

      repondre message

  • Laura Marling - I Speak Because I Can 4 avril 2010 17:02, par Erwan

    Chouette chronique, bien que je trouve la note un peu sévère. Un des plus beaux albums de l’année so far selon moi. Et j’ai aussi axé ma review sur la relation Marling/Fink, c’est facile mais ça se ressent tellement musicalement sur les deux albums (celui-ci et The First Day of Spring).
    http://www.danslemurduson.com/archive/2010/04/02/album135-laura-marling-i-speak-because-i-can.html

    repondre message

    • Laura Marling - I Speak Because I Can 5 avril 2010 06:53, par Laurent

      J’ai lu ta chronique, très chouette. Cela dit, si on souligne effectivement tous deux la rupture avec Fink, ce qui me semblait important outre le côté disque de rupture, c’est le "recasage" avec Mumford et ce que j’y entends d’américanisé dans la musique de Laura Marling.

      Sinon, je sais que ma note est sévère, je l’écris d’ailleurs. On va dire que c’est ± 7,5/10 pour ma part, ce qui peut parfois donner 4 étoiles (Lightspeed Champion, juste à la limite) ou 3 dans ce cas. Mais ce n’est pas l’essentiel. Disons que mon enthousiasme est témpéré, comme je l’explique, du fait que j’attendais quelque chose de moins frontalement adulte. J’ai lu que tu étais passé à côté du premier album, qui pour ma part était dans le top 30 de 2008 (30e, c’est pas mal étant donné que 2008 était un excellent cru à mes yeux). Du coup, j’avais des attentes plus spécifiques vis-à-vis d’une artiste que tu découvres et qui, j’imagine, a dû te faire le même effet que moi la première fois.

      À la revoyure !

      repondre message

  • Ella Ronen – The Girl With No Skin

    Fuck Cute/I’m Tired of Cute/Cute has never served me
    Il ne faut pas se laisser tromper par la délicatesse d’Ella Ronen. Si on est séduit d’emblée par les plaisirs doux qui ne sont pas sans rappeler ceux de Marie Modiano (référence ancienne on en convient...), la jolie voix propose une écriture plus profonde, sans doute parce qu’elle repose sur un substrat qui a son content de drames.
    Une des (...)

  • Tomasso Varisco – These Gloves

    Les amis de nos amis (même récents) deviennent bien vite nos amis. En découvrant Stella Burns il y a peu, on ne savait pas que d’autres artistes se cachaient derrière comme Tommaso Varisco auquel Stella Burns prête ici main forte. Si ceci est moins marqué par l’americana mais c’est évidemment ce genre de terreau qui l’inspire. On est donc invités dans un road trip. Mais pas sur la route 66, ce périple (...)

  • Stella Burns - Long Walks in the Dark

    L’influence culturelle des Etats-Unis est telle que même les plus endémiques de ses expressions sont reprises partout dans le monde. Le cas de l’Americana est assez typique, on en retrouve des partisans tout autour du globe et c’est d’Italie que provient celui-ci, nommé Gianluca Maria Sorace mais officiant sous le nom de Stella Burns.
    Sa voix est belle et claire et reçoit aussi le renfort de Mick (...)

  • Harp - Albion

    Si le nom de Harp n’a jamais été évoqué ici, on connait bien l’instigateur de ce projet qui n’est autre que Tim Smith. Lui qui fut jusqu’au sublime The Courage of Others chanteur de Midlake a en effet quitté le groupe de Denton, Texas depuis belle lurette pour se lancer sur un autre chemin, accompagné de son épouse.
    Cette division cellulaire est un peu semblable à celle de Menomena qui a continué sa (...)