Accueil > Critiques > 2010

CocoRosie - Grey Oceans

vendredi 14 mai 2010, par Laurent

Sensibilité et déjante


Suggestion pour une nouvelle page Wikipedia : catégorie « artistes qui ont sorti un quatrième album apaisé après être allés trop loin dans l’extravagance ». Point org. Dans la liste, on croiserait pêle-mêle Goldfrapp (“Seventh Tree”), Björk (“Vespertine”), Hawksley Workman (“Treeful of Stars”), Blonde Redhead (“Melody of Certain Damaged Lemons”), Zita Swoon (“A Song About a Girls”), The Streets (“Everything Is Borrowed”), Nine Inch Nails (“The Fragile”),... j’en passe et des dizaines. Le changement de cap surprend à tous les coups – et pour cause, il produit le contraire de ce qu’on attendait, voire parfois redoutait – alors que, on le voit, la démarche n’a rien d’inhabituel. Laissons-nous dérouter tout de même par la première écoute du nouveau CocoRosie, parce que c’est déjà ça de pris.

Le duo formé par les sœurs Casady a régulièrement suscité l’incompréhension, en particulier celle des bien-pensants qui n’ont vu dans leur improbable mixtion (entre autres folk, opéra, hip-hop, comptines, r’n’b,... la liste est trop longue) qu’un joujou bobo à tancer. Au royaume des sourds, les malentendants sont rois. CocoRosie, c’est pourtant tout bonnement de la musique qui ne ressemble à rien d’autre, un habile mélange de sensibilité et de déjante qui donne sa pleine mesure en concert, où on a pu les voir en compagnie d’un rappeur en tutu (l’excellent Spleen), d’un impressionnant beatboxer ou de danseurs contemporains, reprenant Lil’ Kim ou partant dans une aria avec un grand orchestre, déguisées un jour en Indiennes et l’autre en cow-boys, et pour la troisième fois au Cirque Royal ce 15 mai.

Le côté bancal et déglingué de leurs créations a toujours reposé sur cette alchimie miraculeuse entre la formation classique de Sierra Casady et la fantaisie d’enfant perturbée de sa sœur Bianca. Gravitant autour des univers de Devendra Banhart et d’Antony & the Johnsons, les frangines avaient déjà tout dit sur leur deuxième album “Noah’s Ark”, qui reprenait l’ossature folk tordue du premier et la baignait dans un onirisme bricolé, aussi sombre dans le fond que sa forme se voulait lumineuse. Elles ont ensuite renforcé leurs singularités respectives sur un troisième opus sans demi-mesure, et redonnaient de leurs nouvelles l’an passé avec God Has a Voice, She Speaks Through Me, single saugrenu voire franchement kitsch, puis le très léger Plenty of Junk Food, EP limité dans presque tous les sens du terme.

Alors qu’on s’attendait donc à un virage electro-pop encore plus radicalement allumé, le duo embraye sur un album étonnamment épuré, retour à leurs racines de nymphes un peu chamanes, véritable cri d’amour à une nature sublimée sur fond de poésie urbaine (Smokey Taboo). Le superbe titre d’ouverture, Trinity’s Crying, fusionne musique renaissante et transe incantatoire amérindienne dans un magma de techno organique. Le reste de l’album regorge aussi de ces litanies sans âge (Grey Oceans, fascinante expérimentation d’écriture automatique, Undertaker qui sample la voix de maman Casady) portées par le piano lancinant de Gael Rakotondrabe, un musicien réunionnais rencontré au gré de quelque voyage et qui abat ici un boulot non négligeable.

On ne peut goûter à ces chansons qu’en état d’abandon, les yeux tournés vers un ailleurs étranger à la frénésie métropolitaine. C’est la pluie qui paraît pianoter sur Lemonade, c’est la faune rurale qui se laisse bercer entre chien et loup par les marchands de sable de Gallows. Et puis, il y a les moments de douce agitation, de rêverie excitée. Fairy Paradise, c’est comme une eurodance cotonneuse, une rafale d’Underworld étouffée par trois couches d’oreillers en duvet d’oie ; The Moon Asked the Crown greffe un beat de hit MTV sur un menuet pour courtisans corsaires – à moins d’imaginer Lully troquer sa gangrène contre une jambe de bois et enfiler un baggy, je ne vois pas trop comment définir ce curieux amalgame – tandis que Hopscotch brasse un oratorio psalmodié sur rythme jungle et un cancan de saloon poussiéreux. Il fallait y penser.

L’ambiance élégiaque et l’exigence expérimentale qui la sous-tend à tout instant sur ce “Grey Oceans” en font un disque envoûtant, moins proche de leurs anciens faits d’armes que du side-project auquel Sierra Casady avait pris part en 2006 sous le nom de Metallic Falcons. En livrant ainsi leur musique en pâture à de nouvelles émotions, les CocoRosie prouvent qu’elles ne sont pas qu’une anecdote de cette scène weird-folk probablement morte avec la décennie qui l’a enfantée. Au même titre que les congénères précités, elles parviennent au contraire à construire une discographie cohérente mais régulièrement surprenante, à écrire encore des chansons indispensables sur base des mêmes codes. Ceux que leur talent a toujours subjugués n’ont jamais cessé d’avoir raison.


Répondre à cet article

3 Messages

  • CocoRosie - Grey Oceans 18 mai 2010 00:17, par Francky 01

    Salut.

    Je suis un très grand admirateur de ce duo, et ce depuis " La maison de mon rêve " en 2003. D’ailleurs, ce disque fait parti de mon top 10 des années 00’ ! Un disque venu de nulle part, véritable o.v.n.i qu’on traverse comme dans un rêve eveillé.
    Je ne possède pas encore cet album mais je l’écoute alors que j’écris ces mots via deezer. Je ne peux que vaguement en parler. En tout cas, CocoRosie est un groupe important pour le renouveau de la scène folk, le néo-folk. Tout comme Animal Collective d’une manière différente, les frangines font évoluer le genre, respectant ces racines tout en lui apportant fraicheur, originalité, virtuosité et innocence.
    C’est marrant mais sur 1 titre au moins "Hopscotch on se croirait au music hall, avec une rythmique down tempo drum’n’bass à la CocoRosie !! Je sens que je vais l’aimer ce " Grey Oceans " !!

    Sinon, belle chronique que tu as écrite.

    A + +

    repondre message

    • CocoRosie - Grey Oceans 18 mai 2010 09:54, par Laurent

      Merci dis. Je ne sais pas ce qu’il en est de la nouvelle scène folk (néo, weird, freak, peu importe comment on la qualifie) probablement mort-née comme j’essayais de le dire dans l’article, voire inexistante ou impalpable ou intemporelle ou... enfin soit. CocoRosie est en tout cas un groupe épatant, que je n’hésiterai pas à décrire aujourd’hui comme majeur dans la mesure où son inspiration n’a toujours pas tari et où ses prestations scéniques sont systématiquement impressionnantes. Si tu as aimé les soeurs Casady depuis leurs débuts, tu seras sûrement emballé par cette dernière livraison, une fois de plus formidable.

      Bonne journée !

      repondre message

  • CocoRosie - Grey Oceans 28 mai 2010 13:28, par Marantazium

    Depuis que j’ai découvert ces 2 soeurs , j’ai découvert un monde avec une sonorité sans limite.
    Grey Oceans , je l’ai attendu avec peur et plaisir en même temps. peur car certains artistes après 2,3 ou 4 albums , se laissent tombés dans la facilité et offre un album sans âme. Cocorosie n’a pas fait cette erreure , c’est un album comme elles savent si bien le faire , des sonorités incroyables et des vocaux intemporels. Oui c’est tout simplement du Cocorosie mais du Cocorosie qui avance , qui évolue.
    Une fois le disque lancé , c’est un monde quasi fantastique qui m’englouti et impossible de le stopper ! j’adore Cocorosie.
    C’est un moment de fraicheur musicale et je ne pense pas à l’extravagance mais une dimension parallèle , un autre monde.

    repondre message

  • The Black Keys - El Camino

    Autoradio
    Au fond, peut-être que Dan Auerbach et Patrick Carney ont lu notre critique de “Brothers” et qu’ils ont tenté de suivre à la lettre le conseil qu’on leur glissait à demi-mots : faire plus court et plus pop. On reprochait à leur précédente galette de contenir un tube énorme qui, comme par hasard, était le seul morceau produit par Danger Mouse ; ce coup-ci, Brian Burton est crédité à la (...)

  • Tinariwen - Tassili

    On avance
    Avancer dans le désert avant que le désert n’avance sur toi. À ce stade d’un parcours où sa vision du blues ne semble pas avoir dévié d’un grain de sable, Tinariwen continue pourtant d’aller de l’avant. Et jamais le groupe touareg n’a été plus fascinant, jamais sa musique n’a atteint d’aussi hautes dunes de beauté hypnotique. Reconnus aujourd’hui comme citoyens maliens par un gouvernement qu’ils (...)

  • Charles Bradley - No Time for Dreaming

    Fièvre et langueur
    Les Dap-Kings sont vraisemblablement à la musique soul ce que Jon Spencer est au rock’n’roll : d’irréductibles résistants qui ont toujours su entretenir la flamme sacrée du genre bien avant qu’il ne revienne en odeur de sainteté, quitte à s’inscrire en porte-à-faux des goûts du jour, jouer les essuyeurs de plâtre pour ne récolter, au final, qu’un maigre salaire pour leur fidélité – (...)

  • Cee Lo Green - The Lady Killer

    Crac-boum-hue
    Ne soyons pas bégueules : Fuck You, le gros carton de la rentrée, est un des meilleurs singles de l’année. Beaucoup moins niais que le tube du même nom chanté par Lily Allen, nettement plus chaleureux que l’invective lancée auparavant par Archive, le majeur tendu de Cee Lo Green possède l’élégance des grands classiques Stax et chercher à y résister relèverait de la pire mauvaise foi. Ce (...)